mardi 22 février 2011

Le Chemineau.

C’est une belle histoire que l’on nous a confiée. Jadis justement, les chemineaux, les faiseurs d’histoires allaient le long des chemins et l’on aimait, lors des veillées, se réunir et prêter l’oreille aux racontées. Laissons-nous prendre par la main…

Ce dimanche matin était d'une neutralité confortable... Un dimanche comme beaucoup d'autres. Température clémente malgré un soleil trop discret, alors que l'on approchait de midi. Il y avait néanmoins de la luminosité dans l'air.
Au moment où j'allais pousser la porte de la boulangerie, nos regards se sont croisés: il avançait sur le trottoir, une quinzaine de mètres plus loin, sac à dos. J'enregistrais comme photographiquement son expression. C'était direct, naturel, clair, empreint me sembla t-il d'une force tranquille. J'eus le sentiment alors, que les choses n'en resteraient pas là...
J'entrais dans le magasin. En pensant à ce brin de paille qu'il avait dans ses cheveux longs, denses et frisés, une vraie tignasse qui débordait du col relevé d'un manteau trois-quart qui m'avait paru confortable. Les jambes de son pantalon tombaient en accordéon sur des chaussures à l'aspect solide et d'une pointure impressionnante. À l'aspect général, j'imaginais que cet homme, de belle corpulence, avait dû passer la nuit dans un appentis, dans le coin d'une grange...
Pendant que le boulanger servait les deux clients qui me précédaient, je me demandais ce que j'allais faire. Allais-je anticiper en lui achetant de quoi lui permettre de se sustenter? Non! C'était comme une façon de porter un jugement à priori. Allais-je lui poser la question?...
À ce moment là, je vis les yeux du boulanger s'arrondir: «Tiens, c'est la première fois que je la vois, cette tête là!».
- «Probablement quelqu'un de passage? Au moins on ne pourra pas dire qu'il aura eu mauvais goût de choisir notre cité comme ville-étape...»
, m'entendais-je dire, sentant un peu de crispation chez mon vis à vis. Je demandais encore un croissant, réglais et sortais.
Je pensais à ce chemineau, héros du film au tournage duquel j'avais assisté, dans une ferme du coin, il y a environ 25 ans. Ce personnage que j’avais encore en mémoire, c'est comme s’il ressurgissait à quelques mètres de là. C'est lui qui m'adressa la parole:
«Bonjour! Il sent bon votre pain. Je crois que je sais ce que je vais manger à midi, pour mon petit déjeuner. Je sais..., je suis un peu en retard ».
 «Je partagerais bien avec vous, mais ça va faire un peu juste. Mais si ça vous dit, je vais doubler la mise».
Et sans plus attendre, je retournais voir le boulanger, lui achetant une autre baguette et un autre croissant.
 Le boulanger: «C'est pour lui?». Je confirmais et alors je le vis prendre un autre croissant et l'ajouter au paquet. «Pour faire bonne mesure!».
 «Je lui dirai que c'est aussi de votre part»
. Tout heureux que j'étais de constater qu'une toute simple attention portée à quelqu'un d'autre, pouvait faire contagion!
Je ne vous raconte pas la suite: ce fut un moment court mais également partagé. «Salut!», m'a t-il dit en partant et en tendant vers moi le pain et la pochette, comme on le ferait d'un trophée.
«Au-revoir», ai-je répondu aussi simplement. Et là, avec un sourire amusé, il m'a fait: «Pourquoi pas?...».

Deux jours après, en début d'après-midi, alors que je me rendais dans une résidence de personnes âgées située à une quinzaine de kilomètres et que j'étais presqu'au terme de mon trajet, je reconnaissais une silhouette avançant de dos, d'un bon pas, sur le trottoir opposé. Je me garais un peu plus loin et descendis de ma voiture. De toute évidence, il éprouvait le même plaisir amusé que moi, à ces retrouvailles.
«Bonjour! Vous aviez raison, mais je ne pensais pas que nous nous reverrions aussi rapidement».
 «Comme ça, vous avez une idée de ma progression et du rythme auquel je fais la route...».
 «Comment allez-vous? Puis-je vous être utile?».
 «Je vais bien et aujourd'hui, je n'ai pas de besoin particulier. Vous m'avez déjà donné pas mal!».
 «Oh! Ce n'était rien...».
 «Comme dans l'Auvergnat de Brassens : vous m'avez vu, vous m'avez parlé, vous m'avez fait exister. Vous êtes mon miel...».
 «J'aime aussi beaucoup Brassens et quitte à faire référence à sa chanson, j'aurais pensé plus spontanément au pain, alors que vous évoquez le sourire de l'étranger...».

Silence... Nous sommes restés quelques secondes dans nos pensées propres, probablement avec ce qu'évoquait en chacun de nous, le chanteur sétois.
«Je vous pousse un peu plus loin?».
 «Merci! Mais comme vous voyez, je suis bien à marcher. S'il pleuvait et surtout à cette époque, j'aurais accepté, encore que quand il pleut, je trouve toujours à m'abriter. Mais on peut parler un moment...»
.
Et nous nous sommes appuyés les fesses contre le rebord d'un muret, histoire d'échanger. Nous avons partagé une pomme qu'il avait sortie de son sac et c'est surtout lui qui a parlé. Du choix qu'il espérait pouvoir faire de ses dépendances, le plus longtemps possible, sa volonté de rester libre de ses mouvements et digne, tout en reconnaissant que pour cela, il y avait aussi un prix à payer.
Dix bonnes minutes d'un temps suspendu, pendant lequel des silences partagés, sorte de langage du non-verbal, lui que je sentais plutôt porté vers l'avenir et moi davantage plongé dans mon passé. Mais lui et moi comme un point de convergence, sorte de sinapse intemporelle, une forme d'arrimage au cosmique...

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